Le chantier de la discorde (épisode 1) : comment gérer le trouble anormal de voisinage avec panache
Comme tous les mois, nous vous proposons de plonger dans un nouvel épisode haut en couleur avec notre cher Antoine. Aujourd'hui, il doit affronter la colère d'un voisin à cause des travaux du projet immobilier qu’il a lancé il y a quelques mois. Découvrez comment Antoine manie marteaux et bonnes manières grâce à un échange riche en humour et en conseils pratiques. 3, 2, 1 c’est parti 🚀
MONTAGE D'OPÉRATIONS IMMOBILIÈRES
Sébastien Joubert-Gauthier
9/2/20249 min read
[Mercredi 28 août 2024 - 20h45].
Nous retrouvons Sébastien et Eric au Harner, un Bar à Vin et Tapas situé au cœur du quartier Lyon Part-Dieu // Garibaldi, dans lequel ces derniers ont établi leur QG, lors des passages de Sébastien à Lyon.
C’est le moment choisi par Antoine pour les contacter et leur faire part d’une de ses nouvelles péripéties.
[Antoine] : Salut, UnMute. Je viens de recevoir une lettre de mon voisin, en mode Hulk, à cause du bruit de mon chantier. Comment je fais pour qu'il redescende en Bruce Banner ?
[UM***] : Salut Antoine ! Tu peux lui adresser un courrier de bonne réception afin de marquer le fait que tu as pris connaissance de sa problématique et que tu en tiendras compte dans la réalisation future de ton chantier.
[Antoine] : D'accord, mais que dire dans la lettre ? "Cher voisin, désolé pour le concert impromptu de marteaux-piqueurs" ?
[UM***] : Tu peux ajouter une promesse de l’informer sur les moments clés du chantier, une estimation des délais et tes contacts en cas de souci. La transparence peut aider à désamorcer bien des frustrations.
[Antoine] : Il mentionne aussi la poussière et les vibrations. Dois-je lui offrir un abonnement à un cours de yoga pour lui apprendre à "garder son calme" ?
[UM***] : Pense plutôt à renforcer les mesures de protection comme les bâches anti-poussière et à optimiser les horaires de travail pour perturber le moins possible sa sérénité matinale. Consulter un expert en insonorisation peut également être une solution.
[Antoine] : Et si après tous mes efforts, il continue de m’envoyer des lettres incendiaires ?
[UM***] : Envisage peut-être une rencontre en personne pour échanger directement, avec courtoisie et cheesecake. Parfois, un geste amical peut démarrer une belle amitié de voisinage.
[Antoine] : Dois-je m’attendre à des représailles, genre panneaux de "Travaux stop" brandis par des manifestants en pyjama ?
[UM***] : Si ta communication est claire et respectueuse, les émeutes en robe de chambre devraient être évitées.
[Antoine] : À partir de combien de lettres faut-il considérer que le voisin est vraiment en colère, et pas juste désireux d’entamer une relation épistolaire ❤️❤️❤️ ?
[UM***] : Trois lettres mécontentes, c’est une série, cinq c’est une saga ! Plus sérieusement, nous te conseillons de ne pas prendre à la légère ces sujets car ils ont une propension forte à prendre des proportions démesurées. Dans la négative, il est possible que ton voisin te fasse convoquer dans la nouvelle émission de Julien Courbet cherche à engager ta responsabilité sur le fondement du trouble anormal de voisinage (TAV).
[Antoine] : C’est quoi le trouble anormal de voisinage ?
[UM***] : Cette action est d’origine prétorienne …
[Antoine] : …créée par les juges, donc
[UM***] : Exact ! tu t’en rappelles bien.
Elle repose sur le principe selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage » (Cass. 2e civ., 19 nov. 1986, n° 84-16.379 : JurisData n° 1986-702120 ; Bull. civ. 1986, II, n° 172) lequel est tiré de l’article 544 du code civil selon lequel « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».
Il s’agit d’un cas de responsabilité de plein droit, qui ne requiert pas la preuve d’une faute (Cass. 3e civ., 16 mars 2022, n° 18-23.954 ; Cass. 3e civ., 22 juin 2005, n° 03-20068 et 03-20991 ; Cass. 3e civ., 21 mai 2008, n° 07-13769).
Le trouble est souverainement apprécié par les juridictions du fond.
[Antoine] : Une responsabilité sans faute, inventée par le juge …on n’est pas gâté !
[UM***] : La responsabilité pour trouble anormal de voisinage a récemment été codifiée. L’article 1253, alinéa 1er, du Code civil, issu de la loi du 15 avril 2024 indique désormais :
“Le propriétaire, le locataire, l'occupant sans titre, le bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d'ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l'origine d'un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte.”
La victime des troubles peut donc agir à l’encontre :
du propriétaire du terrain,
du locataire ou occupant du terrain,
du maître de l’ouvrage,
auxquels il convient surement d’ajouter les locateurs d’ouvrage (théorie des voisins occasionnels).
[Antoine] : Si je me fais assigner, est-ce que je pourrais engager la responsabilité des entreprises ?
[UM***] : Naturellement, si le voisin n’a pas réalisé une action à l’encontre de ces derniers, le Maître d’Ouvrage peut appeler en garantie ses locateurs d’ouvrage dans le cadre d’une action récursoire, qui sera un peu différente selon que le Maître d’Ouvrage a ou non indemnisé le voisin mais on ne va pas t’encombrer l’esprit avec ça.
[Antoine] : Je ne vois pas du tout pourquoi je devrais indemniser mon voisin. Je n’ai rien fait de mal, je fais simplement réaliser mon chantier conformément à un permis de construire que j’ai obtenu.
[UM***] : Il faut plusieurs éléments pour caractériser un TAV :
Une relation de voisinage :
En l’absence de définition dans le code civil, la jurisprudence exige classiquement une relation de proximité géographique. Celle-ci sera appréciée de manière plus ou moins stricte selon que l’on se situe en ville ou en pleine campagne.
Un trouble anormal :
Un simple trouble de voisinage ne suffit pas à ouvrir droit à indemnisation. Le demandeur doit caractériser l’anormalité de ce trouble. Il doit démontrer que les nuisances invoquées excèdent les inconvénients normaux de voisinage. L’anormalité du trouble s’apprécie par rapport au trouble prévisible auquel une personne placée en situation de voisinage doit s’attendre.
Pour répondre à ta remarque, l’anormalité du trouble peut être caractérisée alors même que des dispositions légales, conventionnelles, ou règlementaires (comme les prescriptions de ton permis de construire) sont respectées.
Un trouble continu :
Le trouble doit être récurrent et ne pas être simplement ponctuel. La preuve du caractère continu incombe au voisin.
On comprend de cette définition que les chantiers de construction sont un domaine privilégié pour les actions pour TAV.
[Antoine] : Quels troubles pourraient m‘être reprochés par exemple ?
[UM***] Schématiquement, dans le cadre d’un chantier de construction, le voisin va invoquer l’un des trois troubles suivants :
Les troubles de jouissance dus au chantier, à savoir le bruit, la poussière (comme dans ton cas), les odeurs, …
Les troubles matériels subis par l’immeuble du voisin, comme par exemple des fissures sur un pignon, consécutives la plupart du temps aux travaux de fondation, terrassement, démolition.
Les troubles de jouissance dus à la construction comme les pertes de vues du voisin, l’ouverture de jours sur sa propriété, les pertes d’ensoleillement, …
[Antoine] : A oui, quand même ! qu’est ce que j’encours comme sanction ?
[UM***] : Le voisin peut obtenir des dommages et intérêts mais il peut également obtenir une réparation en nature (cessation du trouble, reprise des désordres, voire la démolition de l’ouvrage).
[Antoine] : Dites moi que je ne porte ce risque que pendant le chantier !
[UM***] : Désolés mais pas vraiment. L’action se prescrit par 5 ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation (C. civ., art. 2224) (Cass. 2e civ., 13 sept. 2018, n° 17-22.474 : JurisData n° 2018-015391 ; Cass. 3e civ., 16 janvier 2020, n° 16-24.352).
[Antoine] : N’en rajoutez plus, la coupe est pleine !
[UM***] : Attends Antoine, il y a une lueur d’espoir au bout du tunnel 🕯️.
Dans son exercice de codification, le législateur a prévu à l'alinéa 2 de l’article 1253 du code civil des hypothèses d’exclusion de la responsabilité, qui viennent s’ajouter aux cas classiques de force majeure et de faute de la victime :
“ Cette responsabilité n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, qu’elle qu’en soit la nature, existant antérieurement à l'acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d'acte, à la date d'entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s'être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine d'une aggravation du trouble anormal”.
Cela étant, cette espèce d’immunité liée à la préoccupation semble plus applicable aux différends entre les propriétaires d’habitation et les exploitants d’installations (par exemple ceux opposant les voisins “néo-ruraux” d’exploitation agricoles et les exploitants de celles-ci) qu’aux chantiers eux-mêmes.
Notons par ailleurs que le TAV fait l’objet d’une appréciation au cas par cas par le juge et il fait parfois montre d’un certain pragmatisme :
Ainsi, il admettra plus difficilement l’existence d’un TAV lorsque la construction est réalisée dans un milieu très urbain,
Certaines juridictions refusent de faire droit aux demandes indemnitaires des voisins pour perte d’ensoleillement et perte de vue en considérant qu’il n’y a « aucun droit acquis opposable au maître de l’ouvrage de bénéficier d’une vue » (CA Caen, ch. 1, sect. civ., 17 mars 2009, n° 07/03576 : JurisData n° 2009-006601 ; Cass 3e civ., 9 novembre 2023, n° 22-15.403, inédit).
Le juge a retenu que la valeur du bien ne pouvait être établie sur la base de simples « attestations immobilières, trop vagues et imprécises, et ne comportant aucun élément comparatif » (Cour d’appel de Paris, 13 janvier 2016, n°14/00383)
Il a refusé les estimations « émanent d’agents immobiliers qui ne présentent pas les mêmes garanties de compétence et d’objectivité que l’expert judiciaire » (Cour d’appel de Caen, 27 octobre 2009, n°05/02891 ; Cour d’appel de Caen, 13 février 2007, n°05/02891 ; Cour d’appel de Douai, 9 février 2010, n°09/01347 ; TGI de Nanterre, 29 mars 2016, n°14/11390).
Il refuse les évaluations forfaitaires du préjudice.
[Antoine] : Est-ce que vous auriez quelques “tips” pour se prémunir ou gérer de telles actions ?
[UM***] : En amont :
Des démarches d’échange avec les voisins, dans le cadre d’actions de concertation formalisées ou non, pour présenter le projet offrent de bons résultats. En cas de contestation ultérieure à laquelle le voisin belliqueux souhaiterait donner un caractère politique en informant la mairie, pouvoir se prévaloir d’une démarche préalable de concertation ou information du public pourra permettre au promoteur de ne pas prendre trop de pression …
Le lancement d’une procédure de référé préventif, dont nous avons déjà parlé dans cette édition (ici), permet de réaliser un état des avoisinants préalablement au commencement des travaux ce qui constituera un élément très important en cas de procédure contentieuse, pour contester le désordre. Cela permettra de figer un état zéro dont le promoteur pourra se prévaloir devant le juge. Cette procédure peut également permettre de présenter à l’expert une méthodologie de travaux et de la faire valider ce qui permettra ultérieurement de montrer sa bonne foi, voire de contester l’anormalité du trouble.
Le promoteur peut également consentir à certaines concessions qu’il formalisera dans la cadre d’un protocole d’accord (réalisation d’une clôture, réhausse d’une cheminée, déplacement d’une fenêtre sur une façade d’un de ses bâtiments, …).
En aval,
Le promoteur cherchera à contester les allégations du requérant en prouvant :
Qu’il a respecté les prescriptions de son permis de construire, du cahier des charges du lotissement, du règlement de voirie de la collectivité qui prévoit les horaires des chantiers [nous avons vu précédemment que cela ne fait pas obstacle à la reconnaissance du TAV mais cela constitue un ensemble d’indices],
Qu’il a fait valider sa méthodologie de travaux par l’expert judiciaire, dans la cadre de la procédure de référé préventif, lequel, éventuellement sollicité à cet effet, n’a pas prescrit de mesures complémentaires,
Que par rapport aux conditions de temps et de lieux où s’exécutent les travaux, les troubles ne sont pas anormaux,
Que les désordres étaient préexistants à la réalisation des travaux ou que l’état d’entretien de la maison explique les désordres,
Que le juge, dans une espèces relativement similaire, a considéré qu’il n’y avait pas lieu de caractériser un TAV (analyse de la jurisprudence),
Que le pourcentage de dépréciation appliqué à la valeur de l’immeuble voisin ou la valeur vénale de l’immeuble voisin sont ineptes.
[Antoine] : Je rebondis sur ce que tu viens de dire. L’indemnisation du voisin est donc appréciée à partir de la valeur vénale du bien sur laquelle est appliquée un abattement.
[UM***] : C’est tout à fait ça. Philippe FAVRE-REGUILLON, que nous avons interviewé dans une précédente édition (ici) explique que “le cheminement technique, en matière d’évaluation pécuniaire du trouble du voisinage, est [donc] le suivant :
1ère étape : détermination préalable de la valeur vénale du bien, abstraction faite du trouble,
2ème étape : Valeur vénale – abattement pour TAV = valeur vénale en considération du trouble.
[Antoine] : Auriez-vous une idée de l’importance des abattements ?
[UM***] : C’est un sujet d’expert et nous avouons que nous atteignons la limite de nos compétences. C’est la raison pour laquelle nous convoquons à nouveau les compétences de Philippe qui propose sur son site internet le tableau suivant qui il nous semble bien illustrer le sujet.
[Source IFC Expertise]
Voilà Antoine, tu en sais désormais plus sur le TAV.
J’espère que cela t’a plu.
A bientôt.